Vercheny et l’hippopotame

 

Le Musée GLM à la Fondation Ardouvin

Cette prose se lit en italien, dans une traduction particulièrement vivante et avec une iconographie différentes, dues au poète Francesco Marotta, à cette adresse : https://rebstein.wordpress.com/2018/10/01/luoghi-carichi-di-dignita/

 

 

 

Dans la seconde guerre mondiale Jean Rouch, tout jeune ingénieur des Ponts et Chaussées, pour éviter de servir Vichy s’est retrouvé à construire ponts et routes au Mali et au Niger, où l’administrateur colonial penchait pour de Gaulle à Londres. Un été il descend en plusieurs semaines le fleuve Niger, immense, fleuve de tous les mythes selon ses propres nomades, le très mystérieux peuple Bozzo qui craint et vénère Harakoï diko, divinité du fleuve ; Rouch s’est lié avec un des peuples riverains du fleuve, les Songhaï, dans la culture duquel il est accepté peu à peu puis si totalement qu’il en parle la langue, en connaît les rites et même certains secrets. Pendant une cinquantaine d’années ensuite, Rouch, devenu ethnodocumentariste, tourne ses films documentaires fondamentaux, chez les Songhaï La Chasse au lion à l’arc et Yenendi, chez les Dogon de Sanga Le Dama d’Ambara et Sigui. En 1947 il commence à filmer une très longue chasse rituelle à l’hippopotame, selon les pouvoirs et les gestes de grands pêcheurs Sorko, de culture songhaï. La chasse échoue, l’énorme et dangereux hippopotame est blessé, fuit, est rattrapé, brise la pirogue renforcée des Sorko, fuit définitivement ; lors des sacrifices préalables les dieux consultés avaient émis des réserves que l’excitation de partir en chasse et la nécessité de trouver nourriture avaient empêché de comprendre. Le film Bataille sur le grand fleuve, monté et projeté en 1951, dit (au sens épique et à la fois avec toute la rigueur objective d’un documentaire ethnographique) cette chasse. Or Jean Rouch a recueilli de Nuhum, pêcheur Sorko prestigieux de ce groupe d’une douzaine de pêcheurs, un chant a capella qui dit l’action de Faran Maka, ancêtre mythique de tous les pêcheurs Sorko. Avec ceux qui devinrent pour toujours ses assistants régisseurs et amis, Moussouké Dembélé et Damouré Zyka, eux-mêmes songhaï, Jean Rouch traduit ce Chant de Faran Maka et le donne à éditer à Guy Lévis Mano en 1950. Le titre du petit volume est Chants du Dahomey et du Niger. Document extraordinaire ! Il se trouve à Vercheny, près de Die.

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J’ai descendu le fleuve Niger pendant la saison des pluies 2008 avec un cultivateur « poseur de signes » de Koyo, dogon toro nomu, ma fille et trois pêcheurs bozzo. Pirogue sans moteur. Voile et perches. On se nourrissait des poissons tués dans la journée. Les courtes tornades de l’hivernage sur l’eau immense et le désert plat étaient effrayantes. Avec les plus grandes précautions, en total silence, nous avons contourné un groupe d’hippopotames avec leurs petits ; situation particulièrement dangereuse. Ils ne sont pas venus broyer notre pirogue ni nous avec. Les piroguiers bozzo chantaient peu. Sûrement un chant de Faran Maka tournait dans leur tête.

 

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A la fin de ce mois de septembre, dix ans plus tard, les vendanges finissent dans la vallée de la Drôme ; le lit de la rivière n’est presque plus que bancs de galets blancs à perte de vue. Un filet d’eau… En car ou par la petite ligne de train les jeunes migrants du Sahel, chassés du Mali et du Niger par le djihad et par la misère absolue, descendent la vallée de la Drôme. Dans mon livre Carène je dis comment ils ont tous dans la tête le grand chant de leur exode et des gestes épiques d’ancêtres mythiques. Ils ont traversé la Lybie en guerre civile, puis la mer sur des rafiots pourris ; de l’Italie qui savait les accueillir (et j’ai tant et plus travaillé avec eux en Sicile ces dernières années), maintenant le populisme et le racisme les chassent ; ils passent à pied les cols frontières du Montgenèvre et de l’Echelle, vers Briançon ; ils traversent Gap, Veynes, Die. Ils passent à Vercheny. Iront à Saillans et Valence. Plus loin encore. Ils sont passés près de chez le Luthier qui habite à Châtillon, près de Die, et habite aussi dans mes poèmes de ce début d’automne. Ils ont dans la tête et dans la bouche le poème de la résistance, du courage, des ancêtres dont ils sont fiers et que les Européens ne comprennent pas toujours.

 

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A Vercheny le cours de la Drôme élargit la vallée, après la clue étroite de Pontaix et avant celles d’Espenel et de Saillans. A l’abri des crues le vieux village est bâti sur une colline au milieu des vignes sous les barres calcaires. Robert Ardouvin, jeune, y a fondé une communauté éducative pour des « enfants de Paris », une des utopies généreuses d’après la seconde guerre mondiale. Une équipe d’éducateurs enthousiastes travaillait avec lui. Dans les années 60 il a fait construire par un architecte suisse, outre d’autres édifices, un magnifique bâtiment aéré, aux larges baies et aux vastes salles, lieu de vie communautaire et pédagogique, lieu prévu aussi pour des expositions, conférences avec et pour les enfants, les gens des villages et des artistes invités. Ardouvin et l’architecte ont été sensibles aux leçons du Corbusier. Le lieu vit toujours, s’appelle Fondation Robert Ardouvin, et les maisons d’habitation de la Fondation, discrètes, s’étagent dans les bosquets de chênes au dessus des vignes, avant les falaises. Les enfants, nombreux, sont « placés » auprès de cette communauté éducative ; ils ont connu de graves situations sociales, ils gardent une foi intense dans la vie. L’enthousiasme éducatif et la ténacité éthique habitent chacun ici.

 

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Ici ce n’est pas nouveau. Dans les siècles cruels des guerres de religion, les protestants se sont ardemment défendus et ont souvent su maintenir leur exigeante spiritualité. Pendant la seconde guerre mondiale la Résistance contre le nazisme et Vichy a été très active : on sait les parachutages sur la montagne de la Servelle, qu’on voit très bien de Vercheny, les massacres identiques à ceux d’Oradour sur Glane à Vassieux, les combats à Espenel entièrement détruit et toute sa population déportée dans les camps d’extermination. Ici on est sur le bord sud du maquis du Vercors. De Vercheny-le-haut presque tous ces lieux de dignité se voient.

 

 

Ce n’est pas sans de profondes raisons éthiques que Robert Ardouvin décide de reprendre en 1991 le fond des Editions Guy Lévis Mano, GLM, qu’après la mort de ce dernier en 1980, géraient à Paris Madeleine Pissaro et l’Association des amis de GLM. Guy Lévis-Mano, grec de Thessalonique, descendait d’une famille de juifs sépharades expulsés d’Espagne à la fin du quinzième siècle. En 1918 il arrive à Paris ; poète il y publie en français à partir de 1924 et développe très vite des activités d’éditeur. Il est naturalisé en 1927. Il évite les surréalistes, trop obscurs sans doute ; il s’attache très tôt aux formes et aux élans des poésies populaires. Imprimeur typographe, il fonde ses propres éditions en 1933, les nomme de ses initiales et publie jusqu’en 1974, sauf quand il est captif en Allemagne pendant la guerre. Guy Lévis-Mano, homme de contact, ouvert et chaleureux, évite tout ce qui serait poésie élitiste et hermétique ; il ne se laisse pas prendre par les avant-gardes formalistes des années 70. Son catalogue accueille des poèmes vivants, des poètes aux personnalités franches et avant tout humaines ; René Char, le grand poète résistant de quelques montagnes à peine plus au sud, est son très fidèle édité, et souvent avec d’admirables gravures en tirage de tête. Les tirages sont modestes, souvent les formats sont petits : GLM compose au plomb à la main les lignes de texte, les imprime d’abord sur une toute petite presse à épreuves plus tard sur une machine un peu plus grosse. Son atelier à Paris, rue Huyghens, est toujours resté modeste et vivant. Jeune poète j’allais y acheter des livres, je me rappelle certains Garcia Lorca…

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Tout ce matériel, les deux petites presses, les meubles à polices de caractère, le stock restant de livres, même les titres épuisés dont il reste un ou deux exemplaires, tout cela est maintenant à Vercheny-le-haut, à la Fondation Ardouvin ; les équipes de celles-ci et celle de l’Association des amis de GLM ont organisé un petit musée[1], un minutieux catalogage. Passionnant. Je m’y suis rendu il y a quinze jours. Une médiatrice culturelle, attachée au fond GLM, accueille à la perfection. Char, le grand Résistant, est présent et irradie. Un connaisseur érudit a la gentillesse de me montrer Retour amont, de Char, dont GLM a réalisé la toute première édition et dont ici Giacometti accompagne les poèmes flamboyants de quatre eaux-fortes splendides, sur fond noir. Comment dans ce chef-d’œuvre le poète et le graveur ont-ils pu conjoindre si dynamiquement leurs robustes talents ? Giacometti trace le mince trait blanc du guetteur, seul sur le flanc d’une montagne épurée, qui veille dans la nuit, digne, veilleur des grands anonymes qui passent dramatiques entre les cluses calcaires de la rivière et s’entêtent à aller de l’avant, nos frères, nos espoirs, notre avenir.

 

 

Mais ce qui me touche le plus dans cette présence active, qui est miracle d’humanisme et d’éthique civique, c’est que le fond Guy Lévis-Mano présente ici à Vercheny-le-haut les choix les plus francs en même temps que sans doute les plus intimes et humains de GLM lui-même : cette poésie populaire anonyme, qui traverse les temps, les guerres et les crises. Comme le chant de l’ancêtre mythique des chasseurs Sorko d’hippopotame. Comme ces poèmes populaires anonymes grecs ou serbes, espagnols ou gitans que GLM se faisait une joie d’accueillir et de publier : GLM était éditeur et passeur. Editeur, il faisait et fait encore accéder à la lumière du jour et aux yeux des lecteurs les poèmes dans toute leur humanité. Passeur, il traduisait, le plus souvent de l’espagnol. Traduisait de très beaux textes populaires et même anonymes, dansant comme les galets si la Drôme est en crue, robustes comme le pêcheur sorko qui lève son harpon sacré devant la gueule béante de l’hippopotame.

 

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Yves Bergeret

 

 

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[1] Musée GLM – Fondation Robert Ardouvin

visites sur rendez-vous ; 26340 Vercheny. Tél. : 04 75 21 60 00

 

 

 

 

3 réponses à “Vercheny et l’hippopotame”

  1. Antonio Devicienti dit :

    Quel texte magnifique et complexe!

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